1. L’article 145 du Code de procédure civile institut un référé probatoire, pouvant être mis en œuvre « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. ».
Ce référé probatoire suppose donc la réunion de plusieurs conditions :
– la mesure d’instruction doit être demandée avant tout procès, c’est-à-dire avant saisine du juge du fond, et doit ainsi reposer sur des indices précis, sérieux et concordants permettant d’étayer les soupçons du demandeur le conduisant à envisager un procès au fond,
– cette demande doit être justifiée par un motif légitime,
– elle doit aussi être nécessaire à la recherche des preuves qui font défaut ou la conservation de celles qui risquent de dépérir, cette recherche devant être utile dans la perspective d’un litige futur ou éventuel,
– enfin, la mesure sollicitée doit être légalement admissible.
2. En droit du travail, il n’est ainsi pas rare que des salariés, soutenant faire l’objet d’une discrimination en raison de leurs activités syndicales, saisissent la formation de référé du juge prud’homal, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, pour obtenir de leur employeur la communication d’éléments permettant l’évaluation de leur situation au regard de celle d’autres salariés placés dans une situation qu’ils estiment comparable.
Ces éléments sollicités consistent le plus souvent en des bulletins de paie, contenant des informations personnelles.
Dans ce cadre, si elle a pu considérer que l’atteinte à la vie privée des salariés, dont les bulletins de paie étaient demandés, ne constituait pas nécessairement un obstacle à une telle demande de communication (Cass. soc., 19 décembre 2012, n°10-20.526), la Cour de cassation procède désormais à un contrôle de proportionnalité entre cette atteinte et le droit à la preuve (notamment : Cass. soc., 9 novembre 2016, n°15-10.203 ; Cass. soc., 22 septembre 2021, n°19-26.144) :
« (…) Il appartient dès lors au juge saisi d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, d’abord, de rechercher si cette communication n’est pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées (…) » (Cass. soc., 22 septembre 2021, n°19-26.144).
En cas de production aux débats d’éléments concernant des collègues de travail du salarié plaignant, se pose alors la question des informations pouvant y figurer.
Dans ce cas, il arrive que le salarié accueilli en sa demande de communication fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile conteste le fait que son employeur, condamné par le juge prud’homal à produire de telles informations, anonymise celles présentant un caractère personnel en vue justement de préserver la vie privée de ses autres salariés.
Ce grief a d’ailleurs été très récemment soumis à la Cour de cassation qui, aux termes d’un arrêt du 1er juin 2023, a admis que les bulletins de paie de collègues de travail n’avaient pas être anonymisés, en considérant que « la communication des noms, prénoms, était indispensable et proportionnée au but poursuivi qui est la protection du droit à la preuve de salariés éventuellement victimes de discrimination et que la communication des bulletins de salaire avec les indications y figurant étaient indispensables et les atteintes à la vie personnelle proportionnées au but poursuivi » (Cass. soc., 1er juin 2023, n°22-13.238).
Cette solution fait écho à celle rendue par la Haute juridiction le 8 mars 2023 (Cass. soc., 8 mars 2023, n°21-12.492).
Dans cette espèce, a été rejeté le pourvoi d’un employeur qui soutenait que la communication de bulletins de paie d’autres salariés conduisait à la divulgation à un tiers de données personnelles dans un but différent de la finalité légale pour laquelle les ressources humaines les avaient collectées, sans que ces salariés n’aient pu s’y attendre et, le cas échéant, s’y opposer, et reprochait l’absence de vérification de compatibilité de cette communication avec le Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (règlement général sur la protection des données : RGPD).
Ainsi, la Haute juridiction procède à une mise en balance entre :
– le droit au respect de la vie personnelle, en l’occurrence celui des collègues de travail du salarié demandeur à l’action exercée sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile,
– et le droit à la preuve de ce salarié demandeur,
avec « au milieu » leur employeur à qui il est par ailleurs rappelé la nécessité de respecter la vie privée des personnes placées sous sa subordination, sous peine notamment de poursuites pénales.
Si la jurisprudence semble donc être favorable à la communication au salarié d’éléments de preuve pouvant contenir des informations personnelles de ses collègues de travail, il n’est pas certain que l’employeur amené à communiquer ces informations fasse l’objet du même traitement par les juridictions en cas de réclamation de l’un des salariés visés par cette communication.
Par ailleurs, la méthode de la mise en balance, dès lors qu’elle implique une appréciation au cas par cas, place l’employeur dans une situation d’insécurité juridique qui peut être source de contentieux.
3. Cette méthode n’est pas nouvelle, étant déjà appliquée à l’occasion d’autres contentieux prud’homaux, portant notamment sur la contestation d’une sanction disciplinaire et à l’occasion desquels peut être soulevée la recevabilité d’une pièce produite aux débats après avoir été obtenue par l’une des parties de manière illicite.
Par exemple, il peut s’agir de l’utilisation d’éléments issus d’un système de vidéo-surveillance qui n’aurait pas fait l’objet d’une information préalable du salarié (Code du travail, article L. 1222-4), pouvant constituer une atteinte à sa vie personnelle.
Depuis deux arrêts rendus le 30 septembre 2020 (Cass. soc., 30 septembre 2020, n°19-12.058, « arrêt Petit Bateau ») et le 25 novembre 2020 (Cass. soc., 25 novembre 2020, n°17-19.523, « arrêt AFP »), la Haute juridiction, influencée en particulier par la jurisprudence européenne, retient la méthode de la mise en balance pour admettre ou non le caractère recevable de la pièce invoquée.
Elle l’a récemment mise en œuvre, notamment par une série de décisions en date des 8 et 22 mars 2023 (Cass. soc., 8 mars 2023, n°21-17.802, Cass. soc., 8 mars 2023, n°21-20.798 et Cass. soc., 22 mars 2023, n°21-24.729).
« (…) Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l’homme et des libertés fondamentales que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
6. En présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci. Il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi (…) » (Cass. soc., 8 mars 2023, n°21-17.802).
L’Assemblée Plénière de la Cour de cassation aura aussi probablement l’occasion de s’y référer, puisqu’elle sera amenée à se prononcer prochainement sur un litige impliquant la production d’enregistrements clandestins par un employeur d’entretiens professionnels avec l’un de ses salariés (Cass. soc., 1er février 2023, n°20-20.648 à propos de l’arrêt rendu le 28 juillet 2020 par la Cour d’appel d’Orléans – RG n°18/00226).
Il reste que la méthode de la mise en balance confère au juge prud’homal un rôle important dans l’appréciation du caractère recevable des pièces produites par les parties à un litige.
En l’état, l’employeur, face à cette mise en balance entre le droit à la vie personnelle et le droit à la preuve, doit redoubler de vigilance :
– concernant les pièces qu’il entend produire dans le cadre de contentieux prud’homaux, celles-ci pouvant être jugées attentatoires à la vie personnelle du salarié au terme d’un contrôle du juge prud’homal pouvant être évolutif et, partant, aléatoire,
– s’agissant des pièces dont la communication lui est demandée par l’un de ses salariés, cette communication pouvant lui être imposée alors même qu’elle porte sur des informations personnelles d’autres salariés.