Un salarié, s’il tient des propos portant atteinte à l’honneur ou à la considération de son employeur, peut faire l’objet notamment de poursuites pénales du chef de diffamation publique prévue par l’article 29, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et réprimé par les articles 30, 31 et 32 de la même loi (l’auteur d’une telle diffamation commise envers un particulier encourt par exemple une amende de 12.000 euros).
En matière de diffamation, la mauvaise foi de l’auteur est présumée.
Celui-ci peut toutefois s’exonérer de sa responsabilité en rapportant la preuve de la vérité des faits argués de diffamation (L. 29 juill. 1881, art. 35) – cette preuve n’étant pas admise lorsque les propos diffamatoires portent atteinte à la vie privée de la personne -, ou sa bonne foi en démontrant que les propos présentent un intérêt légitime, reposent sur une base factuelle suffisante, sont tenus avec prudence et sans animosité personnelle.
La bonne foi est généralement appréciée de manière plus souple dans le cadre de conflits sociaux.
Par ailleurs, sur le fondement notamment des articles L. 1152-2, L. 4131-1, alinéa 1er, du Code du travail et 122-4 du Code pénal, il est admis que les salariés sont autorisés par la loi à dénoncer, auprès de leur employeur et des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du Code du travail – comme l’inspection du travail -, les agissements répétés de harcèlement moral dont ils estiment être victimes.
Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 septembre 2016, a considéré que l’employeur ne pouvait poursuivre en justice pour diffamation un salarié qui lui reprochait un harcèlement lorsque le salarié avait uniquement dénoncé des faits à l’employeur ou aux personnes chargés de veiller à l’application du Code du travail (Cass. 1ère civ., 28 septembre 2016, n°15-21.823).
Le bénéfice de cette immunité pénale n’est pas automatique, si la dénonciation est effectuée à un cercle plus large que son employeur et des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du Code du travail.
Telle est la solution retenue dans un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, en date du 26 novembre 2019 (Cass. crim. 26 novembre 2019, n°19-80.360).
Dans cette espèce, la salariée a été poursuivie et condamnée pour diffamation publique, après avoir adressé un courriel intitulé « agression sexuelle, harcèlement sexuel et moral » non seulement à son employeur et à l’inspecteur du travail, mais aussi à des cadres de l’association qui l’employait et au fils de l’auteur désigné des agissements.
La Haute juridiction a notamment considéré que « s’il existe des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel dans la perception qu’a pu en avoir Mme U…, rien ne permet de prouver l’existence de l’agression sexuelle que celle-ci date de l’année 2015 et pour laquelle elle n’a pas déposé plainte et ne peut produire ni certificat médical ni attestations de personnes qui auraient pu avoir connaissance, si ce n’est des faits, au moins du désarroi de la victime ».
C’est cette affaire qui a été portée devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), la salariée invoquant à ce titre une violation de sa liberté d’expression prévue à l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH).
Pour retenir cette violation et condamner la France à verser à la requérante 8.500 euros à titre de dommages matériel et moral et 4.250 euros pour frais et dépens, la CEDH, dans sa décision du 18 janvier 2024, a en particulier :
- Rappelé que tous documents privés diffusés à un nombre restreint de personnes devaient avoir une base factuelle et que plus l’allégation était sérieuse, plus la base factuelle devait être solide. Ainsi, pour écarter l’application du bénéfice de l’excuse de bonne foi à la requérante, les juridictions françaises avaient estimé que ses propos relatifs à l’agression sexuelle ne disposaient pas d’une base factuelle suffisante. La CEDH a de son côté estimé que contrairement aux juridictions nationales, « les faits dénoncés avaient été commis sans témoins, et que l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser sa mauvaise foi. Soulignant la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes, elle considère (…) que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer » ;
- Relevé que le courriel litigieux n’avait été envoyé par la requérante qu’à 6 personnes, dont une seulement était hors de l’affaire et n’avait entrainé, en tant que tel, que des effets limités sur la réputation de son prétendu agresseur, de sorte que la juridiction interne avait une approche « excessivement restrictive » des conditions prévues par la loi pour l’exonération de la responsabilité pénale de la salariée ;
- Et souligné que si la condamnation pénale prononcée à l’encontre de la salariée ne pouvait pas être qualifiée de sévère (en l’occurrence une amende de 500 euros intégralement assortie de sursis), elle comportait, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves, que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel, ou une agression sexuelle.
Ainsi, la CEDH ne revient pas sur la possibilité de telles poursuites pénales, mais sur la proportionnalité entre la restriction au droit de la salariée à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi, à savoir ici la protection de la réputation ou des droits de celui qu’elle accusait, pour en conclure qu’il n’y a pas de rapport raisonnable au regard des circonstances particulières de cette espèce.
CEDH, 18 janvier 2024, n°20725/20, A. c/ France